Ciotti - Estrosi : Inamicalement votre Imprimer
Écrit par JDD   
Dimanche, 12 Novembre 2017 20:29

Cher Christian, […] du fond du cœur, merci. Ce que tu as fait pour moi est, je crois, inédit en politique. Sache que je le mesure à sa juste valeur et que je ne l’oublierai jamais […]. Tu fais partie des très rares personnes qui comptent pour moi et que j’aime. » La lettre, manuscrite, est datée de décembre 2008. Quelques jours avant Noël, Éric Ciotti a pris la plume pour souhaiter de « très bonnes fêtes » à Christian Estrosi. Son mentor vient, il est vrai, de lui offrir un énorme cadeau : après l’avoir fait député en 2007, il l’a propulsé à la tête du département des Alpes-Maritimes. Qu’importe que Ciotti ait trébuché, battu sèchement aux cantonales de mars 2008 ; Estrosi ne veut pas quitter la présidence du département sans y avoir placé son homme de confiance, celui qu’il a embauché à l’Assemblée nationale tout juste diplômé de Sciences-Po et qui le suit comme son ombre depuis vingt ans. Pour arriver à ses fins, il s’est livré à un rocambolesque jeu de chaises musicales et a placé les élus de sa majorité devant le fait accompli : le bizut du conseil général, finalement élu à la faveur d’une partielle, est bombardé patron en quelques jours. « J’avais Nice à redresser. Qui mieux que celui qui m’est le plus proche pour m’accompagner ? Quelqu’un de si loyal, de si fidèle ! », se justifie aujourd’hui Christian Estrosi, non sans amertume. Un silence, puis il soupire, mi-ironique mi-sérieux : « Tu quoque mi fili ! » (« Toi aussi, mon fils »). Car, dix ans après ce serment de fidélité, c’est désormais la « guerre totale » entre les deux amis de trente ans, comme le résume abruptement Éric Ciotti. Depuis les législatives de juin, la Promenade des Anglais vit au rythme de leur querelle, de déclarations vengeresses en coups fourrés. Sourde jusque-là, leur rivalité a explosé au grand jour.

CACHE-CACHE À LA VILLA MASSÉNA

Le 29 septembre, Éric Ciotti, visage fermé, tourne en rond à l’entrée de la villa Masséna, où sont attendus d’une minute à l’autre Christian Estrosi et le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, venu participer à une conférence des maires euroméditerranéens sur la prévention du terrorisme. Le député Les Républicains, qui a rencontré Collomb dans son bureau de la place Beauvau une semaine auparavant, n’a pas été convié au dépôt de gerbe prévu devant le monument d’hommage aux victimes de l’attentat du 14 juillet 2016, érigé dans les jardins de la villa. « Nous n’avions invité aucun parlementaire, mais il s’est pointé, raconte Anthony Borré, directeur de cabinet de Christian Estrosi. Ciotti a forcé avec sa voiture l’entrée du palais Masséna. Il a essayé de s’incruster partout. » « Personne ne m’empêche d’aller à un monument aux morts sur ma circonscription ! », réplique Ciotti, fustigeant une « attitude totalement puérile ». D’autant que ce jour-là, Christian Estrosi n’avait pas dit son dernier mot : quand son rival l’attend de pied ferme d’un côté de la villa, il fait son entrée avec le ministre… de l’autre côté. Entre la métropole tenue par Estrosi et le département contrôlé par Ciotti, rien ne va plus. « La ville est au pain sec et à l’eau depuis deux ans, accuse Rudy Salles, adjoint UDI du maire de Nice. Les projets sont bloqués par le département, les subventions n’arrivent pas. » « Ce n’est pas vrai. Les projets sont soutenus sur des critères objectifs », rétorque David Lisnard, maire (LR) de Cannes et conseiller départemental. Parmi les dégâts collatéraux de ce bras de fer : le projet de déménagement du marché d’intérêt national (MIN) et de création d’un parc des expositions. Ciotti reproche à la métropole d’avoir envisagé de créer une galerie commerciale qui aurait lésé les petits commerçants niçois, précieux relais d’influence que les deux hommes forts de la ville se disputent désormais. « Faux », assure la municipalité, qui l’accuse de freiner le programme.

ENSEMBLE SUR LES MARCHES DU POUVOIR

Loi sur le non-cumul des mandats oblige, Ciotti a dû laisser la présidence des Alpes-Maritimes à l’un de ses proches, Charles-Ange Ginésy, mais il garde la haute main sur le département : il préside toujours le groupe majoritaire et la commission des finances, et a même conservé son bureau de président. Pour Rudy Salles, « c’est un message : il va continuer à asphyxier la métropole. On ne peut pas l’accepter ». Les amis de Christian Estrosi ont riposté en créant le 21 septembre au sein du conseil départemental un groupe dissident de 17 élus, mené par Joseph Segura, maire de Saint-Laurent-du-Var et proche de Bruno Le Maire. Parmi eux : Philippe Soussi, adjoint de Christian Estrosi, rallié à La République en marche depuis juillet. La réplique n’a pas tardé : les rebelles ont aussitôt été privés de leurs vice-

présidences. « C’est un groupe en marche vers En marche ! », accuse Ciotti. « Bruno Le Maire est mon ami, mais je suis resté chez Les Républicains. Je suis un homme de droite », se défend Segura. « Ce n’est pas un groupe hostile », jure-t-il, un peu embarrassé tout de même quand on l’interroge sur les raisons de cette scission. Au milieu du pugilat, un élu départemental ne peut que constater « le ralentissement et la pénalisation » des dossiers locaux. « Comme dans tous les divorces, le patrimoine familial y perd un peu, soupire-t-il, inquiet pour la suite. Je ne vois pas d’éclaircie. Ils se rendent coup pour coup. Pour l’instant, c’est plutôt l’escalade… »


À tel point qu’Éric Ciotti a carrément décidé de couper le téléphone à son adversaire. En juillet, le trésorier de la fédération LR a brusquement cessé de régler les factures de téléphone et d’entretien de la photocopieuse de la permanence du maire de Nice. « En tant que secrétaire départemental, j’ai considéré qu’à partir du moment où il avait apporté son soutien à nos adversaires, je n’avais plus à payer 4.000 euros par mois de frais pour sa permanence », confirme le député LR, bien décidé par ailleurs à lui contester la présidence de la fédération aux prochaines élections internes, en 2018. Furieux, Estrosi s’en est ému auprès du siège des Républicains, un peu interloqué… « C’est du niveau d’une cour d’école », soupire-t-on à Paris. Les deux amis se faisaient la bise. Désormais ils se serrent la main. Leur affrontement s’étend à leurs alliés, même si nombre d’élus locaux ne cachent pas leur embarras devant cette guerre fratricide. « Dans un couple, quand vous entendez qu’on casse de la vaisselle à l’intérieur, il vaut mieux ne pas entrer, sinon ils se liguent contre vous », conseille Renaud Muselier, président de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca). Mais que Charles-Ange Ginésy « oublie » de passer la parole au représentant de la municipalité, lors de la conférence de presse de présentation du festival musical C’est pas classique le 11 octobre, et Rudy Salles gronde : « Tu ne me feras pas ça deux fois ! »

 


La violence entre les deux hommes, aujourd’hui, est à la mesure du lien qui les a unis hier. Longtemps, ces deux-là ont été inséparables. « Tous les hommes politiques ont à leur côté un bras droit, un allié pour les bons et les mauvais moments : pour Christian, c’était Éric, souligne Renaud Muselier. Leur couple fonctionnait bien. » De 1988 à 2010, ils gravissent ensemble les marches du pouvoir. Quand Estrosi, ancien champion de moto, est élu député, président du conseil général des Alpes-Maritimes puis maire de Nice, et obtient la consécration en entrant au gouvernement en 2005, Ciotti, diplômé de Sciences-Po, renonce au concours de l’ENA pour le suivre en tant que collaborateur parlementaire, directeur de cabinet à la mairie de Nice et au conseil général, conseiller ministériel, avant d’être élu député et enfin président du département. Quand l’un devient ministre, l’autre est promu « monsieur sécurité » de l’UMP. Quand l’un chute, l’autre le rattrape par le col. À un Ciotti effondré par son échec aux cantonales de 2008, Estrosi annonce qu’il a décidé de le nommer premier adjoint à la mairie de Nice. « Ce jour-là, j’ai sauvé son honneur », ditil. Quand Estrosi est déclaré inéligible en 1993 puis mis au ban du RPR après la présidentielle de 1995 pour avoir soutenu Balladur plutôt que Chirac, Ciotti fait des pieds et des mains, avec le soutien du maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, pour qu’il soit investi aux législatives de 1997. « Il était au fond du trou. Il ne serait pas là où il est si je n’avais pas été là », insiste-t-il. « Agacé » que son ancien ami répète à qui veut l’entendre qu’il lui doit tout, il lâche : « Il ne m’a pas trouvé dans le caniveau, quand même ! Pendant vingt ans, on s’est aidés réciproquement. Je lui ai apporté une organisation, une structuration qu’il n’avait absolument pas. » En 1995, se souvient-il, « la patronne de La Petite Maison [restaurant fétiche de la droite niçoise] lui avait refusé l’entrée. Il était dans le camp des perdants… J’étais là quand il n’y avait plus personne ». Leur alliance dépasse alors largement la politique. « C’était presque un membre de la famille », confie Christian Estrosi. « On a partagé des épreuves et des joies privées, confirme Éric Ciotti. Le soir du décès de son père, il était chez moi. »

TURPITUDES CONTRE TRAHISON


L’idylle se gâte quand Estrosi est écarté du gouvernement Fillon, en 2010. « Je commençais à entrer dans les radars médiatiques à un moment où il en sortait un peu ; il l’a mal vécu et a commencé à me voir comme un rival », affirme Ciotti. Estrosi, lui, l’accuse d’avoir intrigué contre lui au sein de l’UMP et auprès de Nicolas Sarkozy. Des propos désagréables à son sujet lui reviennent aux oreilles. En 2014, les deux hommes s’affrontent sous les yeux de Rudy Salles : « Tu ne m’empêcheras pas d’exister nationalement ! », s’exclame Ciotti. Deux ans plus tôt, il s’était déjà passé de son autorisation pour annoncer son ralliement à François Fillon, candidat à la présidence de l’UMP contre Jean-François Copé. Dès lors, leur relation ne cessera de se dégrader. « Je suis triste, c’est tout », soupire aujourd’hui Christian Estrosi, malheureux devant « tant d’ingratitude ». Quand il nous reçoit dans son bureau de la mairie de Nice, il pose à côté de lui un dossier bleu. Composé pour l’essentiel de coupures de presse, celui-ci recense la longue liste des turpitudes prêtées à son ancien bras droit et des cadavres laissés sur son chemin, de Gaston Franco, écarté en 2014 de la mairie de Saint-Martin-Vésubie, village natal de Ciotti, à Michèle Tabarot, évincée du poste de secrétaire départementale de la fédération en 2015. « Il est engagé depuis quatre ou cinq ans dans une stratégie de déstabilisation d’Estrosi », accuse Anthony Borré, le directeur de cabinet du maire. Jusque-là, les deux hommes avaient pourtant réussi à sauver les apparences, au prix d’accords de plus en plus bancals, généralement négociés en tête à tête dans un restaurant niçois. Mais la visite de Gérard Collomb et Gérald Darmanin à Nice, en juin, a mis le feu aux poudres. En pleine campagne législative, les deux ministres d’Emmanuel Macron viennent soutenir l’adversaire de Ciotti dans la première circonscription, la candidate LREM Caroline Reverso-Meinietti. Estrosi les reçoit dans sa mairie. « Courtoisie républicaine », plaide le maire de Nice. Trahison, répond Ciotti : « Le crime est signé. » Réélu, il déterre la hache de guerre dès le soir du second tour. « J’ai été élu sans Christian Estrosi et quelque part avec son opposition », lance-t-il devant ses partisans, qui scandent « La mairie ! La mairie ! » « Ce soir-là, je considère que je ne lui dois plus rien, expliquet-il après coup. La reconnaissance reste, mais comme il a mis toutes ses forces pour me faire battre et qu’il n’y est pas arrivé, les compteurs sont remis à zéro. »

 


D’autant qu’ils ne sont plus d’accord sur rien. Leur rivalité personnelle se double d’une fracture politique, celle qui traverse la droite depuis la victoire de Macron. Le maire de Nice multiplie les signes d’ouverture envers le jeune chef de l’État, qu’il a même accueilli à Marseille pendant la campagne présidentielle. Il prône le dépassement du clivage gauche/droite et dénonce les ambiguïtés de sa famille politique vis-à-vis du Front national ; il prend la défense des Constructifs en bureau politique, quand Ciotti réclame leur tête et campe solidement sur l’aile droite en fustigeant la « dérive » de son mentor depuis sa victoire aux régionales de 2015 avec le renfort des voix de gauche : « Estrosi est passé de la droite extrême à une social-démocratie de gauche », accuse-t-il. L’édile clame son désintérêt pour la carrière ministérielle, crée La France audacieuse, collectif d’élus locaux, et revendique sa passion pour sa ville ? Ciotti ricane, persuadé que l’homme n’a encore qu’une obsession : revenir au premier plan de la scène nationale. « Je connais les codes de son logiciel, puisque c’est moi qui l’ai fabriqué. » « Ciotti est resté dans le clivage droite-gauche classique, comme on l’a connu quand on se battait contre le programme commun socialo-communiste, regrette Rudy Salles. Il voulait être ministre de l’Intérieur, il ne l’est pas. Il voulait être questeur, il ne l’est pas. Il a dû quitter la présidence du département. Il n’est plus que simple conseiller départemental et député de base. Et aujourd’hui, il veut tuer le père, celui à qui il doit tout. »


Provocation ultime, Éric Ciotti ne cache plus son envie d’aller solder leur conflit en 2020. Vraie menace ou coup de bluff ? « L’heure de vérité, ça peut être les municipales. Estrosi ne pourra pas éternellement continuer à taper sur notre famille politique tout en étant son représentant », dit-il. « Aux municipales, il y aura des listes qui rassembleront les différentes sensibilités d’extrême droite, mais il n’y aura qu’une seule liste de la droite et du centre : la mienne », répond le maire de Nice. Son entourage fait mine de prendre la menace avec décontraction : « Ciotti est intelligent mais il lui manque la dimension humaine pour être maire. On n’arrive pas à être inquiets. » Entre les deux hommes, la dernière vraie conversation remonte à janvier 2017. Mais ils se croisent encore régulièrement, dans les cérémonies officielles, les avions ou… à l’église. Protocole oblige, ils y sont en effet assis côte à côte, selon Éric Ciotti, qui ajoute, sourire en coin : « Pendant la messe, on se dit “la paix du christ”. Ce sont à peu près les seules paroles qu’on échange désormais. »